Toutes les écoles qui se basent sur la psychologie des profondeurs acceptent l’existence d’un inconscient. Jung le fait d’une façon opiniâtre et spécifique. Dans le contexte freudien, l’inconscient est une sorte de dépôt pour tout ce qui n’est pas permis, refoulé. L’inconscient freudien – l’inconscient personnel – est donc constellé par des contenus qui ont été conscients mais qui ont été refoulés parce qu’inadmissibles. L’inconscient personnel est dès lors de la même nature que les contenus du moi, dont il est scindé. Un censeur veille à ce que les contenus refoulés ne puissent revenir, à moins qu’il ne soit pas déformés (voir le rêve): c’est le modèle freudien, centré sur ce conflit.
Ce modèle a commencé par éveiller l’intérêt et l’enthousiasme de Jung; il le considère comme nouveau et révolutionnaire et l’accepte. Plus tard toutefois il le considère comme trop étroit, trop unilatéral et partiel. A côté du pôle instinctuel, indéniable, la libido sexuelle, l’inconscient a pour Jung une dimension plus large, mystérieuse, qu’il a du mal à rendre compréhensible, et où il utilise des termes tels que "créatif","spirituel","numineux" et "inconscient collectif".Il attribue à la libido une signification beaucoup plus large: une force propulsive, étrangère au moi, le "tout autre", une dimension qui cherche à s'incarner, à s’intégrer dans le moi conscient. Ce "tout autre" peut donc être complètement nouveau, c’est-à-dire qui n’a jamais été conscient; il peut – dans le meilleur cas – revitaliser le moi qui s’y confronte et qui s’y immerge ; il peut aussi le désintégrer. Dans cette confrontation la place et le rôle du moi conscient sont cruciaux. Jung n’a pas développé cette dynamique spécifique à partir de considérations théoriques, mais bien à partir d’expériences personnelles: il a développé une sensibilité et une affinité particulières pour les aspect plutôt créatifs de l'inconscient. Les exemples abondent dans ses "Septem Sermones", "Aion"ou le Livre Rouge". Dans ce grand respect pour l’inconscient en tant que trésor potentiel, Jung s’écarte nettement de la vision freudienne bien délimitée, qui ne tient pas compte de cet aspect énigmatique de l’inconscient et qui s’en débarrasse en l’appelant "les flots de l’occulte".
Le fait que Jung tient compte de cet aspect énigmatique constitue une des raisons pour lesquelles son œuvre n’a pas la même clarté que celle de Freud.Il est aisé de la critiquer d’un point de vue strictement scientifique, ne fût-ce qu’en dénonçant les nombreuses confusions et contradictions qu’elle contient. Jung même en était bien conscient; il s’en excuse même. Il décrit ses termes comme la meilleure approche possible à un moment donné, des hypothèses de travail provisoires. Ses concepts "ombre","anima", "animus" et "Soi" ne sont pas des concepts fixes, mais des descriptions glissantes en évolution, nécessitant une approche poétique, mais qui énervent l’homme de science positiviste. Le concept d’ "archétype" en constitue un bel exemple: un concept en continuelle transformation et toujours difficile à comprendre. Il arrive que Jung hésite pendant des années avant d’introduire un concept, par exemple celui de "synchronicité". Il faut donc non seulement prendre en compte ce que Jung écrit, mais aussi la période où il l’a écrit. La fondation d’une école n’était pas le premier souci de Jung. Il est probable qu’il ait écrit ses meilleurs textes uniquement pour soi-même. Il s’ensuit que ses concepts élusifs et poétiques constituent un piège, spécialement pour ceux qui pensent devoir absorber ses idées dans un esprit non-critique; alors les idées risquent de dégénérer en dogmes religieux. L’œuvre de Jung ne peut pas être lue et abordée comme un discours de maître, mais à partir d’une confrontation critique. Il ne faut pas suivre ni imiter Jung ; il faut plutôt lire son œuvre comme une espèce de rêve avec lequel on peut jouer, auquel on se confronte et dont on distille sa propre vérité. Jung est lui-même un texte à interpréter.
Dirk Vergaert 25/7/2019